NOTRE-DAME DE REIMS




Ils n'ont fait que la rendre un peu plus immortelle
L'Oeuvre ne périt pas, que mutile un gredin.
Demande à Phidias et demande à Rodin
Si, devant ses morceaux, on ne dit plus : "C'est Elle !"

La Forteresse meurt quand on la démantèle.
Mais le Temple, brisé, vit plus noble ; et soudain
Les yeux, se souvenant du toit avec dédain,
Préfèrent voir le ciel dans la pierre en dentelle.

Rendons grâce—attendu qu'il nous manquait encor
D'avoir ce qu'ont les Grecs sur la colline d'or :
Le Symbole du Beau consacré par l'insulte ! —

Rendons grâce aux pointeurs du stupide canon,
Puisque de leur adresse allemande il résulte
Une Honte pour eux, pour nous un Parthénon !

Edmond Rostand, La Cathédrale.






Notre-Dame de Rheims est le premier livre connu publié de Georges Bataille. On doit sa connaissance à André Masson, son condisciple à l’école des Chartes et ami, qui avait partagé sa chambre tout au long de la première année. C’est une plaquette de 6 pages imprimée à Saint-Flour, ville où se trouve le séminaire auquel Bataille se rendait, et qui parle de la guerre et de la destruction de la Cathédrale de Reims sous les bombardements allemands dès les débuts de la grande guerre.



La Genèse du texte


Notre-Dame de Rheims est d’abord le nom d’un poème en vers libres, matrice de son poème commencé le 14 décembre 1917 sur Jérusalem. Ce poème sur la cathédrale bombardée est donc antérieur à la fin 1917, et comme dans la lettre où il y fait mention, il parle de l’écriture poétique comme d’une « ancienne manie », il y a fort à pensée que c’est un texte très antérieur (peut-être plusieurs mois, peut-être un an, voire plus) à celui qu’il écrit à la fin de l’année 1917.


C’est un peu plus tard que ce qui deviendra cette plaquette longtemps oubliée commence à prendre forme. Jean-Gabriel, l’ami de Georges Bataille, qui avait lu les bribes de ses poèmes religieux dont le Notre-Dame, lui demande de faire une intervention publique dans le cadre d’une causerie faite à des enfants—apparemment donnée à la Font Sainte—sur la guerre et ce qu’il a vécu à Reims, afin de prêcher les vertus héroïques. Cette demande épouvante Bataille, qui fait part de ses craintes dans sa lettre du 5 juin 1918, peu après sans doute avoir reçu la demande de son ami, peu avant en tout cas sa retraite spirituelle à la Barde, ce qui n’est pas seulement anecdotique : les pères jésuites chez qui il sera lui conseilleront et le presseront, malgré ses doutes et ses réticences, de répondre favorablement à la demande qui lui est faite.


Il dit dans cette lettre que ce qui lui est demandé est « presque un tour de force ». Il lui a été demandé de « faire vibrer les cordes lyriques », sans doute en souvenir du contenu ou de l’esprit, du style du poème que Bataille lui avait déjà fait lire. L’écriture sera, à en croire les lettres de l’époque, laborieuse. Il écrit malgré lui, forcé par l’amitié, des bribes, des brouillons, des ébauches, qui ne le guident pas assez, qui sont encore trop vagues pour diriger son écriture dans un sens en particulier, ce qui l’embarrasse. Il est incapable aussi d’écrire plus en raison de son scepticisme face à cette entreprise, et parce qu’il est encore effrayé par cet exercice auquel il n’est pas habitué, effrayé par ce qu’il a envie de dire et les difficultés auxquelles il est confronté.

Il finira malgré tout par se mettre au travail, et écrire à proprement parler ce texte, mais qu’à partir du 7 juillet seulement. A ce moment-là il semble que l’écriture en ait été plutôt rapide et aisée, ce qui pourtant n’a pas levé ses doutes et ses inhibitions, attendant un verdict extérieur pour juger favorablement de son travail.



Les intentions de Bataille.


On sait à quoi était destinée cette causerie : prôner le courage et l’héroïsme, deux vertus inconnues de Bataille à cette époque. Bataille, lui voudra surtout dire une chose, qui ne lui est pas propre d’ailleurs et que l’on retrouve dans le poème de Rostand : « dire simplement la nécessité que la beauté survive aux mutilations lamentables de là-bas », et dire que cette beauté n’est possible qu’à condition de se fondre avec une entière confiance dans les volontés et les décrets que Dieu forme pour chacun. Volonté modeste et pieuse, toute en résignation, en tout cas toute en acceptation du sort qui est fait aux soldats au front et à la cathédrale, en Reims.


En fait, involontairement peut-être, il y mettra bien plus qu’il n’a osé l’avouer, chose que Denis Hollier et Michel Surya relèveront à propos et développeront de manière subtile dans leurs études respectives.

Comme dit plus haut, il était effrayé de ce qu’il voulait dire lors de cette causerie. Effrayé de quoi ? Les vertus héroïques, en lesquelles il ne croyait plus guère, étaient-elles de nature à l’effrayer ? Encore aurait-il fallut qu’il veuille réellement les prôner, et il semble que ces vertus ne sont là que comme une concession à ce qui lui est demandé. Effrayé bien plutôt par une volonté de se dévoiler, de dire, déjà sans doute, l’indicible, l’innommable, d’avouer tout ce que sa biographie peut avoir de douloureux : c'est-à-dire faire jouer la présence de son père et son abandon. Ce père qu’il a haï avec force, qu’il a combattu par ses choix impudents autant qu’inattendus, qu’il a défié, dont il savourait les tourments et les douleurs, qu’il a abandonné enfin dans les feux de la guerre, au plus proche des conflits et sous les bombardements incessants, ce père qui mourra seul et abandonné des siens, qu’il ne reverra plus, dont il ne verra, revenu brièvement à Reims, que le cercueil scellé, pouvait-il décemment en parler à des enfants extérieurs à ce drame. Il semble qu’il n’ait pas été prêt à lui redonner tout à fait le rôle de père et de Dieu et de lui payer son tribut comme un bon fils doit le faire. Tout dans ce texte tait ce père mort. Et pourtant, aussi, tout le révèle, que ces révélations aient échappées à sa censure, où qu’il en ait grêlé volontairement le texte, force est de constater qu’au-delà des thèmes annoncés par les lettres, il en est un, tut, qui ressort plus que tout autre : le deuil de son défunt père.



Notre-Dame de Rheims

Ce texte, par son sujet et sa structure, nous révèle un certain nombre de thèmes et éléments qui se retrouveront par la suite dans d’autres œuvres, ainsi que quelques traits propres de Bataille.


1) L’histoire

Déjà, le titre, affichant fièrement l’orthographe ancienne de Reims, montre le goût de Georges Bataille pour le Moyen-âge, pour ce qu’il pouvait avoir d’héroïque, de mystérieux, de noble, mais aussi de baroque, d’un peu barbare. Le début du texte, s’ouvrant sur des évocations de Jeanne d’Arc, vient encore montrer ce goût, en guise de préambule, poser un décors, des valeurs, une ambiance de sainteté, de grâce et de beauté, sorte de havre de paix au milieu des guerres violentes. C’est ce goût qui le conduit à l’examen d’entrée à l’école des Chartes, qui est au cœur semble-t-il de son poème sur Jérusalem et que manifestent plusieurs lettres de l’époque.


2) le style et la structure

Ce passage s’achève sur la description rapide, extatique et fervente, de la cathédrale, telle qu’il l’a vue. Tournant, piétinant au début, prenant des abords un peu lointains pour commencer à écrire, glissant du médiéval à l’autobiographique, il plonge ensuite abruptement dans le cœur de ce qu’il lui importe de dire, sans autre forme de procès et guère plus de transitions. Le changement de ton est saisissant :


« Et je pense qu’il faut pour vivre avoir vu luire cette lumière. Il est parmi nous trop de douleurs et de ténèbres et toutes choses y grandissent dans une ombre de mort. »


Ce n’est qu’après ce choc brutal de deux univers, de deux couleurs, de deux ambiance, la collusion de la lumière source de vie et des ténèbres puant la mort que les éléments qui précèdent, aussi éloignés et sans grand rapport qu’ils puissent paraître, commencent à s’articuler ensemble et à faire sens. Là, il parle de la guerre, des temps troublés qu’ils traversent tous, de la destruction de la cathédrale, des drames et des carnages. Il aura fallut, pour que tout ça surgisse, la réalité cruelle et saignante tapie derrière les évocations poétiques, que nous ayons le souffle coupé.

Cela est typique de son écriture :

En effet, Georges Bataille écrit comme chasse un rapace.

Il forme des cercles concentriques autour de sa proie, de son thème, de son sujet, se livre à de secrètes manœuvres qui endorment la vigilance et lui assure sa prise, et sans crier gare, il change brusquement de direction, d’attitude, de ton, fond sur sa proie et en une phrase s’en saisit avec violence, l’attaque avec tout ce qu’il peut. Les introductions, éloignées, inattendues, déroutantes, peuvent être courtes, longues, si l’on se décourage, si l’on n’est pas attentif, on manque ce basculement et ce faisant, on passe à côté du texte.


3) le père

Ce que l’on voit surtout, c’est la présence du père et la présences de phrases qui sautent aux yeux avec violence tant elles ne peuvent apparaître que comme des confidences autobiographiques à moitié voilées, dans lesquelles ont retrouve les étapes de sa crise personnelle et familiale : « nous sommes des assoiffés de consolation », « il y avait des femmes qui devenaient folles », « le lumineux équilibre de la vie est brisé parce qu’il n’est personne dont les yeux ne soient brûlés du reflet des flammes », « quand donc je revins dans cette ville […] je ne trouvais plus que des signes de mort », « je pensais que les cadavres eux-mêmes ne reflètent pas la mort, plus que ne fait une église brisée », « certes elle s’étend comme un cadavre […] Mais j’ai compris, qu’il y avait en elle un grand cri de résurrections. »


On le voit, presqu’à chaque fois qu’il parle de la Cathédrale, on peut penser que ce à quoi il pense profondément, c’est à son père, l’étouffant sous les décombres du monument et sous une omniprésence du féminin. Il est notable qu’il en aille ainsi. Cette mort, comme le dira Le Petit, marquera la réconciliation entre le fils et le père. Sa foi avait été un moyen d’effacer le père, de nier la parenté. Le Petit ne cessera au contraire de l’affirmer, l’auteur se donnant comme un aveugle abandonné à la surface du globe. Notre-Dame de Rheims sera un premier pas vers cette lente réconciliation, un début de réparation, mais qui le laissera encore caché. On la sait, et il ne faut pas l’oublier, arrivé à l’école des Chartes, il dira son père mort jeune, et médecin, mentant ouvertement sur ce qu’il avait été, masquant au mieux les expériences douloureuses de son enfance.

Notable aussi la similitude avec son premier roman, Histoire de l’œil, qui participera de la même occultation, Sauf qu’il en donnera le code à la fin de l’ouvrage, laissant éclater ce que son père avait vraiment été. Encore que ce ne soit que par le biais d’un pseudonyme, c'est-à-dire d’un nom de substitution venant taire le patronyme. Là encore, un meurtre, une occultation (Le Petit aussi sera écrit sous pseudonyme), mais entre chacun de ces livres, des étapes sont indiscutablement franchies vers cette acceptation de ce « destin », de cette parentée.



Sources


Michel Surya : la Mort à l’œuvre, éditions Seghiers.

Georges Bataille, choix de lettres, éditions Gallimard.

Georges Bataille : Œuvres Complètes, Tome I, édition Gallimard.

Le Petit, éditions Pauvert.

Francis Marmande : Le Pur Bonheur, éditions Lignes.